Huit heures c’est long si c’est assis dans un avion. Certes, je mets le casque à fond et je me paie une longue cure de musique dite « classique ». Lavage des plaies et bosses de campagne sous le toucher de Mozart et de quelques autres. Je fais le tour de mes notes et je lis ensuite mon policier. Le marquis de Ranreuil, un peu trop poudré d’ancien régime à mon gout, me tient compagnie pendant quelques milliers de kilomètres. Mon voisin s’agace peut-être d’un type aussi agité à ses côtés. Il ne faut pas dormir si l’on veut retomber sur ses pieds à l’horaire de l’arrivée, pour affronter le décalage. Rien de tel que le clavier pour rester en alerte devant les mots, les verbes et les longueurs. Je regarde les fiches que l’on m’a préparées sur les dernières déclarations des uns et des autres de mes concurrents. On me les sert pour agrémenter mes discours de piques qui relèvent le plat que je sers. Ce qui me frappe, en lisant ces phrases, c’est le grand retour du « parler chafouin » !
Chafouin est synonyme de fourbe. Le parler chafouin est une langue utilisée pour annoncer une chose tout en adressant le signal du contraire à ses comparses. Parler chafouin est un bonneteau verbal des périodes électorales. Je croyais que le départ de François Hollande serait l’occasion de se débarrasser de cette mauvaise habitude. Mais non, Emmanuel Macron, François Fillon et même Marine Le Pen enrichissent encore cet art et candidatent déjà pour lui succéder sur le trône du parler chafouin.
Attention, ne pas confondre cependant avec le parler-abasourdir. Genre Valls : « je suis pour la suppression du 49.3 ». Ce genre est efficace : il souffle ce qui reste d’intelligence critique aux commentateurs qui le subissent. Du coup, au cas précis, nul ne songea à lui demander comment il le ferait, le cas échéant. Ce ne serait pourtant pas le moins intéressant. Répond-t-il vraiment quand il affirme : « je supprimerai, bla bla bla » ? Certes, notre homme a déjà avalé bien de la potion magique de la cinquième République. Il sait donc que le monarque présidentiel peut tout. Mais il s’interpose tout de même entre le bon plaisir et la mise en œuvre quelques détails que même le péremptoire « je supprimerai » ne suffit pas à éliminer. Le 49.3 est inscrit dans la Constitution.
Pour l’abroger, il faut changer la Constitution. Comment Valls compte-t-il la changer ? Ce n’est pas du pouvoir du chef de l’État de le faire dans son bureau. Il lui faut soit le demander au Congrès du Parlement, soit au peuple souverain par référendum. Mais une assemblée constituante peut aussi le décider. On voit que les trois solutions ne sont pas sans conséquences considérables, comme tout ce qui touche à la Constitution. La première affirme une vocation parlementaire à la cinquième République. On met alors le doigt dans un engrenage qui interpellera tous les aspects monarchiques du système. Mais qui la voterait ? Il faut une majorité que le Sénat de droite refuse à toute initiative venu du camp concurrent. La seconde solution s’imagine mal : un référendum constitutionnel juste pour le 49.3 ? On imagine mal une mobilisation nationale des électeurs sur un seul article de la Constitution sans lui parler de quelques autres qui remplissent, à dessein, une fonction bien voisine pour l’étranglement du débat parlementaire !
Fort heureusement, personne n’a pensé à poser la question à Valls. Il peut continuer à dire ce qu’il veut sans se donner le mal de s’expliquer sur la méthode qui rendrait possible sa promesse. Mais ce parler-abasourdissant, on le voit, est fort proche du parler chafouin. En effet à la fin du bruit fait avec sa bouche, Valls n’a rien dit de précis. Juste une idée dans l’air, comme le fameux « mon ennemi c’est la finance ». C’est typique, je crois, du PS contemporain. La parole remplace l’action. Mais la parole à condition qu’il n’y ait pas d’action. C’est le royaume des bonnes intentions. Sous les Clinton de la première période, leurs hagiographes nommaient cela le « socialisme compassionnel »
Je reviens au pur parler chafouin. Le roi du parler fourbe ces derniers jours, c’est évidemment François Fillon à propos de l’assurance-maladie. Il est même allé jusqu’à retirer un passage entier de son programme sur son site internet de campagne ! Dans son programme de la primaire, il écrivait noir sur blanc vouloir « focaliser l’assurance publique universelle [c’est-à-dire la Sécurité sociale] sur des affections graves ou de longue durée, et l’assurance privée sur le reste ». Le 25 novembre dans Les Échos, Dominique Stoppa-Lyonnet, porte-parole de François Fillon sur la santé, disait les choses clairement : « la solidarité ne peut pas tout prendre en charge. L’optique, le dentaire, les audioprothèses n’ont pas à être financés par l’assurance-maladie de base » et elle ajoutait même à sa liste « le désordre digestif temporaire » et même « la grippe » tout en reconnaissant « encore qu’une grippe peut être dramatique ». Lundi 12 décembre au matin, le porte-parole de François Fillon, le député Jérôme Chartier, disait la même chose. Lorsqu’on lui demandait si une consultation pour un rhume allait être remboursée demain, il a répondu « ça dépend quel rhume ».
Le soir même, François Fillon publiait une longue tribune dans Le Figaro, tout entière rédigée en « parler-fourbe ». Ainsi François Fillon explique désormais qu’il entend « réaffirmer le principe d’universalité dans l’esprit des ordonnances de 1945. L’Assurance-maladie obligatoire et universelle, pilier de la solidarité, doit rester le pivot dans le parcours de soins dont le médecin généraliste est l’acteur clé. Elle continuera à couvrir les soins comme aujourd’hui et même, mieux rembourser des soins qui sont largement à la charge des assurés, comme les soins optiques et dentaires. Il n’est donc pas question de toucher à l’Assurance-maladie et encore moins de la privatiser ». Hourra ! Deux semaines après la primaire, le candidat de la droite est déjà en passe de manger son chapeau sur une de ses principales mesures anti-sociales. Tant mieux, c’est la preuve que nous avons bien fait d’alerter très vite et très fort dès notre réunion publique de Bordeaux contre le « coup d’État social » de M. Fillon le 29 novembre dernier.
Mais la vérité est plus fourbe. Car dans cette tribune, François Fillon ne remet absolument pas en cause les 20 milliards d’euros d’économie qu’il entend faire sur l’assurance-maladie sans dire où il va couper ! Il confirme aussi qu’il veut renforcer le poids des assurances complémentaires à travers une « agence de régulation et de contrôle » où elles seraient représentées au même titre que la Sécu. Et Fillon prépare le terrain à des déremboursements. Ce qui en « parler-fourbe » donne « Il convient, par ailleurs, de responsabiliser chacun en simplifiant les nombreux dispositifs de franchise actuels et le ticket modérateur qui sont un maquis incompréhensible ». Vous avez compris ? Ça veut dire : « Si vous êtes malade, c’est de votre faute et pour vous “responsabiliser” on ne vous remboursera pas ». Fillon veut « simplifier » ce qui ne vous est pas remboursé : ticket modérateur qui fait que l’assurance maladie ne rembourse que les deux-tiers d’une consultation chez le généraliste, franchises médicales, forfait hospitalier etc. Et comment ? Il ne le dit pas dans sa tribune. Mais avant de disparaître de son site internet, son programme disait comment. Il proposait (et propose encore ?) une « franchise médicale universelle ». C’est-à-dire que, chaque année, les premières dépenses de santé ne sont pas remboursées, jusqu’à un montant à fixer. Chafouin, non ?
Emmanuel Macron sait y faire aussi. Il annonce une grande mesure pour le pouvoir d’achat. Laquelle ? Supprimer les cotisations chômage et maladie sur les salaires pour les faire payer à la place par une augmentation de la CSG de 1,7 point. Bilan ? Un recul de sécurité sociale pour tout le monde et une cacahuète en gain de pouvoir d’achat. Pas vu pas pris. L’argument de Macron c’est que la CSG ferait payer d’autres que les salariés. Mais sa proposition est absurde. D’abord parce que l’essentiel de la CSG est payé par les salariés ! La part des revenus d’activité, essentiellement les salaires, représente aujourd’hui 70% des recettes de CSG. La mesure Macron reviendrait à retirer 46 euros de cotisations augmentant le salaire « net ». Mais en contrepartie, Macron augmentera la CSG payée par le salarié de 21 euros. La proposition de Macron revient donc pour les salariés à la logique « donne-moi ta montre et je te dirai l’heure ». Bilan, 25 euros de gain à la fin du mois pour un salarié à temps plein. Tant de bruit pour 25 euros par mois ! Quelle audace ! D’ailleurs Macron lui-même le sait. Pour pouvoir afficher un chiffre un peu convaincant, il est obligé d’additionner les gains de deux personnes vivant en couple ! Et demain quoi ? Le gain pour une cage d’escalier ? Pour un quartier entier ?
Macron propose ainsi de faire payer l’assurance contre le chômage aux retraités et aux chômeurs, car ces deux catégories payent la CSG aussi ! Et ils fournissent 19% des recettes de CSG actuelle. Mais pourquoi les retraités devraient-ils cotiser pour se protéger d’un risque qu’ils ne courent pas ? C’est une rupture avec l’esprit même de la Sécurité sociale. Et est-il juste et pertinent de faire payer l’assurance-chômage par ceux-là mêmes qui en bénéficient parce qu’ils sont au chômage ? Même chose pour les personnes en arrêt-maladie qui payent la CSG sur leurs indemnités journalières ? Non évidemment. D’autant qu’au final, 89% des recettes de CSG viennent des salariés, des chômeurs, des salariés en arrêt maladie et des retraités. Les revenus du capital n’apportent que 11% des recettes de CSG aujourd’hui. Une goutte d’eau. La proposition Macron est donc totalement une fourberie.
Enfin, j’en viens à Marine Le Pen. Là le doute entre l’incompétence et la malhonnêteté est permis. J’exagère ? Voyez plutôt. Dimanche 11 décembre, elle a dénoncé sur RTL le fait que François Fillon et Emmanuel Macron voulaient supprimer la majoration pour les heures supplémentaires. Elle aura bien recopié mes argumentaires. Mais, lorsque le journaliste Olivier Mazerolle lui demande si les heures supplémentaires s’appliquent « au-delà de 35 heures », elle répond : « non, s’il y a eu une négociation par branche pour arriver à la mise en œuvre des 39h payées 39 ». C’est-à-dire que Mme Le Pen est d’accord avec les deux autres pour voler aux salariés la majoration des quatre heures supplémentaires entre la 35e et la 39e heure ! Mais elle l’a habilement dissimulé dans une phrase qui semble dire le contraire. Chafouine comme personne !
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que Le Pen défend cette idée de supprimer quatre heures supplémentaires par semaine. Elle l’avait déjà dit dans son interview à Valeurs actuelles du 7 juillet 2016. Voilà ce qu’elle disait : « Le Front national, dit-on, serait pour les 35 heures ? C’est faux ! Nous sommes pour la capacité à négocier par branche le retour à 39 heures à condition que ces 39 heures soient payées 39. Il n’est pas question de rester dans cette idéologie des 35 heures sans donner la capacité de négocier ». Au passage, dans cette interview, elle disait aussi que « contrairement à ce que j’entends, nous n’avons jamais, non plus, proposé une augmentation du smic payée par les entreprises ». C’est que selon la saison et les pressions de sa nièce, Marine Le Pen retourne dans un sens ou dans l’autre les mots à double sens qu’elle emploie. Encore un effort et elle sera aussi forte en fourberie que ce PS à qui elle a emprunté sa rose.