Communiqué de presse du groupe parlementaire de la France insoumise
Ce lundi 13 décembre, Mathilde Panot, présidente du groupe LFI et de la commission d’enquête sur l’eau, et Jean-Luc Mélenchon ont saisi la Défenseure des droits au sujet de la violation du droit à l’eau et à l’assainissement en Guadeloupe. La saisine a été co-signée par Olivier Serva, député LREM de Guadeloupe, et rapporteur de la commission d’enquête. En juin 2021, la députée s’était rendue en Guadeloupe pour constater les dégâts. La situation est désastreuse : coupures d’eau, approvisionnement grâce à des citernes ou des bouteilles d’eau, écoles fermées faute d’eau au robinet, 56% de la population non raccordée à un réseau d’assainissement, canalisations en ruine… Cette situation est d’autant plus dangereuse en période de pandémie : sans eau, les guadeloupéens ne peuvent pas accomplir le premier des gestes barrières, se laver les mains.
Retrouvez ce courrier ci-dessous :
« Madame la Défenseure des droits,
En vertu de l’article 7 de la loi organique du 29 mars 2011 permettant aux membres du Parlement, de leur propre initiative, de saisir le Défenseur des droits d’une question qui leur paraît appeler son intervention, nous souhaitons attirer votre attention sur la situation particulièrement inquiétante dans le département de la Guadeloupe. Le droit à l’eau et à l’assainissement de nos concitoyens y est bafoué, entraînant la violation en cascade de droits fondamentaux connexes : notamment le droit à l’éducation et le droit à la protection de la santé.
Sur le droit à l’eau et à l’assainissement
Le droit à l’eau est un droit fondamental consacré internationalement. Ainsi, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté le 28 juillet 2010, une résolution, présentée par la Bolivie, sur le droit fondamental à l’eau et à l’assainissement dans lequel elle déclare que le droit à une eau potable salubre et propre est un droit fondamental, essentiel au plein exercice du droit à la vie et de tous les droits de l’homme. Elle demande aux États et aux organisations internationales de fournir des ressources financières, de renforcer les capacités et de procéder à des transferts de technologies, en particulier en faveur des pays en développement. En outre, il est également consacré en droit européen et en droit français. L’article L210-1 du Code de l’environnement prévoit en effet “L’eau fait partie du patrimoine commun de la nation. Sa protection, sa mise en valeur et le développement de la ressource utilisable, dans le respect des équilibres naturels, sont d’intérêt général […] Dans le cadre des lois et règlements ainsi que des droits antérieurement établis, l’usage de l’eau appartient à tous et chaque personne physique, pour son alimentation et son hygiène, a le droit d’accéder à l’eau potable dans des conditions économiquement acceptables par tous”
Ce droit à l’eau est pourtant loin d’être garanti dans notre pays, particulièrement dans certains territoires délaissés comme le département de la Guadeloupe. Une situation d’autant plus grave en pleine pandémie, alors que se laver les mains est le premier des gestes barrières. La crise de l’eau en Guadeloupe est une crise de gouvernance, et la conséquence d’un manque de contrôle de l’État qui doit pourtant prendre toute sa part de responsabilité. Il ne peut se contenter de la posture attentiste consistant à rappeler que l’eau et l’assainissement sont des compétences locales, quand la défaillance de ces services publics a des conséquences sur la vie et la santé des populations de la Guadeloupe.
La commission d’enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences, dont le rapport rendu le 15 juillet 20212 est annexé au présent courrier, a mis en exergue les violations au droit à l’eau et à l’assainissement dans le département. Le rapport de cette commission d’enquête a d’ailleurs été transmis au procureur de la République pour l’ouverture d’une enquête plus large sur des éventuelles malversations dans l’attribution et la gestion des marchés d’eau et d’assainissement en Guadeloupe. En tant que Présidente et Rapporteur de la commission d’enquête, nous avons mené auditions et visites directement en Guadeloupe dix jours durant, au cours du mois de juin 2021.
Les chiffres sont alarmants : 56% de la population guadeloupéenne est soumise à un système d’assainissement non collectif, faute de raccordement au réseau. Outre les risques de maladies chroniques et aiguës ainsi que de pollutions induits par la situation de l’assainissement, il arrive en cas de débordement des réseaux d’assainissement que les habitants se retrouvent avec des eaux usées et des matières fécales au robinet. Ce qui advient aussi dans les services publics comme à l’hôpital en octobre 2017. La Guadeloupe est la région où la facture d’eau est la plus élevée en moyenne : 800 euros de facture par an, contre 550 euros au niveau national. Des familles reçoivent des factures exorbitantes de 5 000, 8 000 ou 6 000 euros et se retrouvent plongées dans des situations financières impossibles. Les habitants sont contraints de s’approvisionner en eau potable en achetant des bouteilles d’eau notamment d’ « eau d’importation » - du fait du risque de contamination au chlordécone - dont le coût serait de 32,9% plus élevé qu’en France hexagonale. Ce coût pèse très lourd sur les budgets des guadeloupéens dans un contexte où un tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté, soit un pourcentage 2 fois et demi plus élevé qu’en Hexagone. Des familles s’approvisionnent aussi grâce à des citernes dont elles assument entièrement les coûts, lorsqu’elles en ont les moyens, ou vivent au rythme des tours d’eau, ce qui constitue d’ores-et-déjà une violation du droit humain à l’eau potable comme l’a rappelé le rapporteur spécial du droit à l’eau et à l’assainissement de l’ONU le 20 juillet 20214.
D’après les données de l’Observatoire de l’eau, publiées en décembre 2020 : « En 2018, 78,3 millions de m3 d’eau potable ont été mis en distribution sur l’ensemble de la Guadeloupe. Sur ce volume total, seulement 39 % de l’eau (30,5 millions de m3) a été consommée par la population ». Un immense gâchis qui s’explique essentiellement par un réseau vétuste, rongé par les fuites, dont 90 % sont localisées sur des branchements. Pour compenser ces fuites et les mirobolantes pertes d’eau qu’elles entraînent, les exploitants prélèvent toujours davantage dans les masses d’eau naturelles. Ce surplus porte atteinte à la ressource en eau et l’état des nappes phréatiques notamment serait « inquiétant » avec un risque de salinisation. Sur la cinquantaine de prélèvements en Guadeloupe, 35 ne respectent pas la loi sur l’eau ni le Code de l’environnement. Ils ne sont pas correctement déclarés par les exploitants, si bien que la Directement de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DEAL) n’a aucune visibilité sur leur responsabilité. Pour l’année 2018, 67 % des plus importantes stations de traitement n’étaient pas aux normes — contre 61 % en 2017, selon les chiffres de l’Observatoire de l’eau. Ce qui représente 77 % du total des eaux usées traitées sur le territoire. Nous avons, à l’occasion de notre déplacement en Guadeloupe, rencontré une famille qui n’avait pas d’eau au robinet depuis 6 années.
Les conséquences de la violation du droit à l’eau sur les autres droits fondamentaux
Le droit à l’éducation
La délégation de notre commission d’enquête s’est rendue à l’embouchure de la rivière du Galion, au sud de Basse-Terre, accompagnée de représentants de l’association des usagers Eaux de Guadeloupe pour constater qu’un regard de canalisation d’évacuation débordait en se jetant directement dans l’embouchure du fleuve ; malgré l’odeur, à quelques dizaines de mètres, des enfants se baignaient dans une eau non contrôlée, l’endroit n’étant pas considéré comme une zone de baignade déclarée et testée par l’Agence régionale de santé. Nous avons pu constater que ces enfants étaient privés d’école à la suite d’une coupure d’eau rendant inutilisables les sanitaires ! Ces enfants étaient donc livrés à eux-mêmes un jour de semaine parce que leur école est fermée. C’est là tout l’enjeu de l’assainissement en Guadeloupe : l’abandon du réseau d’assainissement peut avoir des conséquences tout aussi désastreuses que les difficultés d’approvisionnement en eau potable.
Notre délégation a également pu constater que des enfants manquent jusqu’à un mois et demi de cours par an parce qu’il n’y a pas d’eau à l’école – nous en avons nous-mêmes rencontré. Le collectif d’association Coalition eau nous a signalé plusieurs cas où des communes ont dû elles-mêmes trouver des solutions. La commune de St-François, très affectée par les fermetures d’écoles en raison des coupures d’eau avant et a fortiori depuis l’apparition du COVID, a fait le choix d’équiper toutes les écoles de la commune de citernes d’eau raccordées avant la rentrée scolaire 2020-2021. Cet engagement de la collectivité a pu être honoré grâce à la réponse faite à un appel d’offre émis par la région. Toutefois, des problèmes demeurent : malgré les citernes, des coupures persistent en raison de fuites sur les canalisations, qui empêchent le remplissage des citernes ; lorsqu’il est effectif, le remplissage des citernes peut appauvrir l’approvisionnement en eau des quartiers dans lequel elles se trouvent, privant les riverains d’eau. En outre, l’eau n’est pas potable.
Droit à la protection de la santé
L’état de l’assainissement en Guadeloupe entraîne des conséquences graves en termes de santé publique. Tel que souligné par l’Agence régionale de santé (ARS) lors du déplacement de la délégation de notre commission d’enquête, si rien n’est fait, il n’y aura d’ici à 10 ans plus aucun point de baignade de qualité « très bonne » ou « excellente » dans l’archipel. L’ARS note : « Les eaux de baignade, dont la qualité se dégrade depuis quelques années, nous inquiètent plus. Les eaux de baignade d’excellente qualité en Guadeloupe sont passées de 92 % à 75 % en quatre ans. Cette dégradation est liée à l’assainissement, qui échappe à notre périmètre, même si l’ARS s’y intéresse, du fait de ses conséquences sanitaires. […] La situation en eau douce est assez catastrophique, puisque pratiquement tous les sites de baignade sont fermés. Quant à l’eau de mer, la plage de l’Anse à sable, à proximité d’une station d’épuration posant problème, est chroniquement fermée. La plage de Viard est, elle, fermée depuis plus de cinq ans. Des problèmes de pollution liée à des assainissements défectueux ont contraint à interdire la baignade sur la plage du lagon à Saint-François et celle du troisième pont à Grand-Bourg également. ».
Quant à la qualité de l’eau destinée à la consommation, elle se dégrade. Globalement, à l’échelle de la Guadeloupe, la qualité de l’eau du robinet peut être considérée comme bonne puisque 91 % des eaux respectent les limites et références de qualité pour les bactéries, mais cette qualité se détériore : en 2017, 99 % des eaux respectaient ces limites. On rappellera que la présence de chlordécone dans les eaux de captage est la conséquence de l’utilisation de ce pesticide, qui a été autorisé par l’État entre 1972 et 1993 pour lutter contre le charançon du bananier, en dépit de sa dangerosité et sa persistance pour six cents à sept cents ans. Par ailleurs, sa présence dans les eaux du réseau d’eau agricole a conduit à sa dispersion, depuis la zone de production bananière, vers des bassins versants où le chlordécone n’a pas été utilisé directement. Or, les exploitants ont fait part de difficultés liées à la fourniture de filtres à charbon actif, du fait des créances fournisseurs accumulées par les opérateurs. Si le coût de remplacement de ces filtres reste limité – 100 000 euros par an pour l’usine d’eau potable de Belle-Eau-Cadeau – il n’en reste pas moins que ce coût de traitement supplémentaire n’a pas être supporté par l’usager mais pourrait être pris en charge par l’État au titre de sa responsabilité dans la dissémination de ce polluant.
L’État n’est pas à la hauteur : le plan ORSEC – Eau potable n’est toujours pas déclenché
Une instruction interministérielle du 19 juin 2017 a demandé aux préfets d’élaborer, avant le 31 décembre 2020, des plans Orsec eau potable pour faire face à des « ruptures qualitatives ou quantitatives » de l’approvisionnement en eau potable des populations. Cette instruction et le guide d’élaboration des plans qu’elle introduit visent à « définir les principes d’organisation de l’approvisionnement en eau potable des populations, en pourvoyant à ses besoins prioritaires ». Cette organisation doit être mise en œuvre, lorsque la fourniture d’eau n’est plus possible, pour des raisons qualitatives ou quantitatives, « quel que soit l’événement qui en est la cause ». Ces plans ne traitent toutefois pas des modalités de gestion des « situations classiques de problèmes qualitatifs de l’eau potable ».
Face à la situation actuelle et à des mouvements sociaux ayant conduit les agents du Syndicat Intercommunal d’Alimentation en Eau et d’Assainissement de la Guadeloupe (SIAEAG) à interrompre la distribution d’eau potable, certains élus ont appelé l’État à mettre en place un plan Orsec eau potable en Guadeloupe.
Le Conseil d’État a d’ores-et-déjà précisé que « le plan ORSEC constitue un dispositif destiné à être déclenché lors d’un évènement soudain et d’ampleur affectant, en l’espèce, la distribution de l’eau potable. Or, il résulte de l’instruction conduite par le juge des référés du tribunal administratif de la Guadeloupe que la situation fortement dégradée de l’approvisionnement et de la distribution en eau en Guadeloupe constitue une situation de fait due à la dégradation des réseaux, qui perdure depuis de nombreuses années. Dès lors, pour regrettable et préoccupante que soit cette situation, elle ne relève pas, en tout état de cause, « d’un accident, d’un sinistre ou d’une catastrophe » au sens de l’article L. 742-2 précité du code de la sécurité intérieure » pour juger que ces dispositions « ne sauraient justifier que soit ordonné au préfet de la Guadeloupe de déclencher le plan ORSEC « eau » départemental ».
Face à ce vide juridique regrettable, nous souhaitons que les dispositions permettant le déclenchement du plan Orsec prennent également en compte les situations d’urgence sanitaire ou les circonstances sanitaires exceptionnelles aux côtés des cas d’accident, de sinistre ou de catastrophe. Le groupe parlementaire insoumis l’a d’ailleurs proposé à plusieurs reprises lors des débats sur les projets de loi relatifs à l’urgence sanitaire ou lors de l’examen du budget Outre-Mer. Ces amendements ont tous été rejetés.
Ces mesures d’urgences accompagnées d’un blocage des prix des bouteilles d’eau devraient évidemment s’accompagner d’un investissement pluriannuel estimé à un ou deux milliards d’euros afin de rénover les réseaux d’eau et d’assainissement en Guadeloupe.
Nous avons développé dans cette saisine les atteintes au droit à l’eau comme un socle des droits fondamentaux dont le non-respect porte atteinte au droit à l’éducation ou à la protection de la santé. Mais la violation du droit à l’eau et à l’assainissement entraîne en cascade la violation d’autre droits connexes comme souligné dans le rapport du 20 juillet 2021 des Rapporteurs Spéciaux de l’ONU : les droits de l’homme se rapportant aux moyens de bénéficier d’un environnement sûr, propre, sain et durable, du droit à un logement digne, ou encore du droit à la non-discrimination.
La situation décrite dans le présent courrier appelle une réaction immédiate des pouvoirs publics.
Nous vous tenons à votre entière disposition pour tout élément complémentaire.
En vous remerciant de l’attention que vous porterez à ce courrier et de nous avertir des suites que vous entendez donner au présent signalement, recevez, Mme la Défenseure des droits, l’expression de nos salutations républicaines,
Mathilde PANOT
Jean-Luc MÉLENCHON
Olivier SERVA »