Une coalition d’Organisations non gouvernementales (ONG) spécialisées dans la lutte anti-corruption a transmis le 20 février dernier une lettre de plainte adressée au secrétaire général de la Commission européenne, le Néerlandais Alexander Italianer, responsable du fonctionnement de l’ensemble de l’institution. Les ONG affirment que l’ancien président de la Commission européenne, Jose Manuel Barroso “n’a pas tenu son engagement de ne pas exercer de lobbying au nom de Goldman Sachs”.
Barroso a présidé la Commission européenne pendant 10 ans (2004-2014). Il a ensuite été rapidement embauché par la banque d’affaires américaine Goldman Sachs. Face au scandale qui a alors éclaté, il a dit “ne pas avoir été engagé pour faire du lobby pour Goldman Sachs” et “ne pas avoir l’intention de le faire”. Or, précisément, Barroso s’est fait prendre le 25 octobre 2017 en plein acte de lobbying pour le géant financier. Il a été aperçu à l’hôtel Silken Berlaymont de Bruxelles en présence de l’actuel vice-président de la Commission responsable de l’emploi, de la croissance, de l’investissement et de la compétitivité, le Finlandais Jyrki Katainen. Cette information a d’abord été révélée par le média Politico’s Brussels Playbook et n’a été reportée qu’ensuite sur le registre européen pour la transparence. Le rendez-vous a été organisé par téléphone, par Barroso lui-même, au nom de Goldman Sachs. Katainen et Barroso se sont retrouvés tous les deux “autour d’une bière”, sans collaborateur et aucune note n’a été prise. Toutes les règles européennes en vigueur en matière de rencontre avec des représentants d’intérêts ont ainsi été enfreintes. En conséquence, les députés européens ont souhaité, à une très large majorité, que l’actuel vice-président de la Commission rende des comptes publiquement en séance plénière du Parlement européen. Katainen a été auditionné le 28 février et il n’a fait qu’aggraver son cas. Pour justifier les conditions dans lesquelles la rencontre s’est produite, il a bredouillé quelques mots sur les “liens amicaux” qui l’unissent à l’ancien président de l’exécutif européen et sa volonté de ne pas “politiser ses relations personnelles” ; des propos soit malhonnêtes soit d’une naïveté coupable de la part d’un responsable politique. Il a dans le même temps reconnu avoir eu une réunion de lobbying avec Barroso et avoir parlé de défense et de commerce en Europe. Rien d’une bière innocente, donc.
Cette affaire vient confirmer toutes les craintes exprimées lors du recrutement de l’ancien président de la Commission européenne par l’empire financier américain Goldman Sachs. En 2016, Barroso a été nommé conseiller et président non-exécutif de la branche internationale du groupe. L’annonce est intervenue juste après le délais de 18 mois imposé par les règles en vigueur pour “pantoufler”, c’est-à-dire pour passer de la fonction publique qu’il exerçait précédemment à un emploi dans le privé. On perçoit aisément comment “la banque qui domine le monde” (selon le titre d’un film et d’un documentaire au sujet de Goldman Sachs) peut chercher à accroître son influence en Europe en se servant de l’expérience et du réseau de celui qui a été à la tête de l’exécutif européen pendant 10 ans. Une pétition de 154 000 citoyens européens publiée le 12 octobre 2016 a demandé des “mesures fortes et exemplaires” contre Barroso. Sa nomination entre manifestement en conflit avec la lettre des traités européens. L’article 245 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) stipule en effet que “Les membres de la Commission s’abstiennent de tout acte incompatible avec le caractère de leurs fonctions. (…) Les membres de la Commission ne peuvent, pendant la durée de leurs fonctions, exercer aucune autre activité professionnelle, rémunérée ou non. Ils prennent, lors de leur installation, l’engagement solennel de respecter, pendant la durée de leurs fonctions et après la cessation de celles-ci, les obligations découlant de leur charge, notamment les devoirs d’honnêteté et de délicatesse quant à l’acceptation, après cette cessation, de certaines fonctions ou de certains avantages.” Travailler pour l’une des plus puissantes banques d’affaires du monde, bien connue pour le rôle actif qu’elle a joué dans le déclenchement de la crise des subprimes et pour ses pratiques spéculatives particulièrement peu scrupuleuses, apparaît fort peu délicat au regard de l’”intérêt général européen” que la Commission est censée servir (article 17.1 du Traité sur l’Union européenne). Toutefois, le Comité d’éthique de la Commission qui s’est prononcé en 2016 sur le pantouflage de Barroso a seulement conclu à un “manque de jugement” mais “pas une infraction” de sa part. Ce comité, dont l’indépendance est contestée par les ONG, s’est appuyé pour rendre sa décision sur le seul engagement écrit de Barroso, dans une lettre à son successeur Jean-Claude Juncker, de ne pas faire de lobby. (Son contrat de travail et son rôle exact pour son nouvel employeur n’ont pas été examiné.) Or, comme le relèvent les ONG à l’origine de la plainte, il est désormais avéré que Jose Manuel Barroso n’a pas respecté son engagement. A ce titre et selon les textes en vigueur, le lobbyiste pourrait perdre sa retraite dorée d’ancien président de la Commission : l’article 245 du TFUE stipule en effet qu’en cas de violation des règles éthiques, “la Cour de justice, saisie par le Conseil, statuant à la majorité simple, ou par la Commission, peut, selon le cas, prononcer la démission d’office dans les conditions de l’article 247 ou la déchéance du droit à pension de l’intéressé ou d’autres avantages en tenant lieu.”
Le pantouflage des commissaires européens est une affaire courante. Un rapport de l’ONG Transparency International dévoile que plus de 50 % des ex commissaires européens sont devenus lobbyistes. L’ancienne commissaire à la concurrence et à l’Economie numérique, la néerlandaise Nelly Kroes, a par exemple été embauchée par Bank of America - Merryl Lynch et la société Uber. L’ex-commissaire européenne au climat et ancienne ministre de l’énergie danoise Connie Hedegaard, a quant à elle été recrutée par Volkswagen. Les anciens commissaires sont considérés comme des “ouvreurs de portes” pour les entreprises qui les recrutent. En tant qu’ancien responsables politiques, il sont capables de cibler ceux qui étaient leurs subordonnés pour leur proposer des rendez-vous difficiles à refuser. Chez Goldman Sachs, Barroso est venu remplacer l’ancien commissaire européen à la concurrence, puis directeur du GATT et de l’OMC, l’Irlandais Peter Sutherland. L’idylle entre les dirigeants de l’Union européenne et Goldman Sachs est donc une affaire durable. Les intérêts des banques avaient d’ailleurs déjà déteint sur Barroso alors qu’il était président de la Commission. Depuis 2010, l’ancien Premier Ministre Portugais a été l’un des principaux responsables de l’austérité forte appliquée dans toute l’Europe. Sous sa présidence, la Commission a participé à la Troïka dans tous les pays touchés par la crise, où elle a mis en oeuvre des plans de “sauvetages” visant en réalité à sauvegarder les intérêts des créanciers des Etats et en particulier des banques.
Ce nouveau scandale dont Barroso est à l’origine montre l’urgence d’imposer des règles d’éthique claires au sein des institutions européennes, afin de les protéger contre la prédation des intérêts privés. Un nouveau Code d’éthique introduit par Jean-Claude Juncker s’applique depuis le 1er février 2018. Il prévoit un délai de deux ans pour les commissaires avant de pantoufler dans le privé et un délais de trois ans pour les anciens présidents de Commission. Néanmoins, ce code ne résout pas les problèmes entourant l’indépendance du comité d’éthique et son manque de moyens d’investigation en matière de conflits d’intérêt. Comme ce que la France insoumise propose pour les hauts fonctionnaires à l’échelle française, les hauts fonctionnaires et dirigeants politiques européens doivent être mis à l’abri des puissances de l’argent grâce à des procédures efficaces et transparentes. En ce qui concerne la plainte des ONG sur le lobbying exercé par Barroso, elle sera désormais prise en charge par le nouveau secrétaire général de la Commission européenne, l’Allemand Martin Selmayr nommé le 21 février dernier dans des conditions particulièrement contestées. Celui-ci a bien une solution pour éviter les pantouflages des anciens commissaires européens : il propose de les payer trois ans à ne rien faire après la fin de leur mandat tout en doublant leur train de vie. Une indépendance très chère payée par les citoyens européens…