Un article du groupe thématique Enseignement supérieur et Recherche de la France insoumise
L’enseignement supérieur français, comme toute la société, est traversé de logiques de domination, et notamment de domination masculine : et comme toute la société, il est le lieu de violences sexistes et sexuelles protéiformes, du propos sexiste au harcèlement sexuel, de l’agression sexuelle au viol. Ces violences sont protéiformes également parce que, loin de n’être perpétrées que par des étudiants sur d’autres étudiant·es, elles peuvent impliquer aussi du personnel, notamment des enseignant·es. Pourtant, il n’existe pas de données nationales de grande ampleur permettant d’objectiver ce phénomène, qu’atteste néanmoins la vague récente de mobilisations du côté des étudiant·es, principalement issus de grandes écoles ou des filières médicales, pour dénoncer la culture du viol qui continue d’y régner. La dynamique de libération de la parole est à présent engagée : dans les écoles de commerce[1], d’ingénieur·es[2], à l’ENS de Lyon[3] ou encore dans les IEP, ébranlés en février 2021 par le hashtag #SciencesPorcs[4]. Et il ne s’agit encore que de la partie émergée de l’iceberg : en octobre 2020, l’Observatoire Etudiant des Violences Sexistes et Sexuelles dans l’Enseignement Supérieur publiait les résultats d’une enquête inédite par son ampleur car reposant sur plus de 10 000 questionnaires ; malgré des limites méthodologiques soulignées par l’Observatoire lui-même, l’étude présentait des résultats accablants : sur les répondant·es, 1 étudiante sur 20 déclarait avoir été victime de viol, et 11% d’agression sexuelle. Des chiffres qui coïncident avec ceux de l’Association nationale des étudiants en médecine de France (ANEMF), dont la dernière enquête (mars 2021) [5] révélait que plus de 15% des 4 436 répondant·es avaient été victimes d’agression sexuelle dans leur vie universitaire — un chiffre montant même à 18,7% du total des femmes.
Le ministère de l’Enseignement Supérieur a commencé à prendre plus au sérieux le sujet ces dernières années, notamment avec la circulaire n°2015-193 du 25 novembre 2015, et plus globalement avec la circulaire du 9 mars 2018 relative à la lutte contre les violences sexuelles et sexistes dans la fonction publique en général, qui impose la création d’une cellule d’écoute sur le lieu de travail, ainsi que la Loi de transformation de la fonction publique du 6 août 2019 (et décrets d’application). En octobre 2021 enfin, le ministère présentait un « Plan national d’action contre les violences sexistes et sexuelles dans l’Enseignement supérieur » : mais si l’intention est louable, le compte est très loin d’être suffisant. D’une part, l’enveloppe budgétaire est extrêmement faible, avec seulement 7 millions d’euros programmés sur 5 ans ; surtout, le plan repose essentiellement sur le mode devenu obsessionnel au ministère de l’appel à projets, ce qui revient à déléguer l’obligation de résultat à la seule volonté des établissements.
C’est évidemment tout le contraire qu’il faut faire : les solutions doivent être concertées et harmonisées au niveau national, pour garantir que sur tout le territoire, les victimes soient correctement accompagnées et que cesse enfin l’impunité.
Ainsi, de graves problèmes persistent dans la réponse institutionnelle aux violences sexistes et sexuelles : l’association féministe CLASCHES, spécialisée dans l’accompagnement des victimes mais aussi la formation auprès des établissements, relate un défaut général d’information des victimes, et de formation du personnel amené à traiter ces situations. Ainsi, la majorité des victimes sont mal informées sur leurs droits et leurs interlocuteur·ices au sein de l’institution. D’autre part, les dispositifs d’écoute sont très variables en qualité d’un établissement à l’autre, et les personnes qui les composent ne sont pas toujours suffisamment formées, de même que les membres des sections disciplinaires (amenés à réaliser les enquêtes internes et à proposer d’éventuelles sanctions administratives). Enfin, associations et syndicats s’accordent pour dire qu’une réforme de la procédure disciplinaire est nécessaire. Il s’agit en effet d’un complément indispensable à la réponse pénale : directement sous la responsabilité des établissements et de leur tutelle, plus rapide que la procédure pénale, la procédure disciplinaire constitue un levier majeur pour faire cesser l’impunité des harceleurs et agresseurs dans l’ESR. Or actuellement, la réponse administrative est peu adaptée aux cas spécifiques de harcèlements, agressions sexuelles ou viols : n’ayant pas été pensée pour les cas de violences intra-personnels, elle ne prend pas suffisamment en considération la victime. Sans entrer trop dans le détail, on peut dire que ni les conditions du déclenchement de la procédure, ni celles de l’enquête, ni la composition de la section disciplinaire elle-même (qui reflète la hiérarchisation statutaire très forte de l’ESR, et alors même que les enjeux de pouvoir sont souvent au cœur des violences sexistes et sexuelles), ni enfin la procédure d’appel au CNESER disciplinaire, ne sont pleinement satisfaisantes. Enfin, les mesures conservatoires, essentielles pour protéger immédiatement les victimes présumées, sont certes préconisées par la circulaire de 2015, mais restent trop largement sujettes à l’interprétation variable des établissements, alors que cette question revêt une importance fondamentale notamment dans les cas de harcèlements ou agressions sexuelles d’une doctorante de la part de son directeur de thèse.
Il est donc temps d’adopter un plan global qui traite la problématique des violences sexistes et sexuelles dans son ensemble, de l’écoute et de la prise en charge des victimes aux sanctions administratives des harceleurs et agresseurs, en passant par la formation du personnel et des étudiant·es, et le développement d’une culture du consentement sur les campus.
Nos propositions :
1. Harmonisation et cadrage national à partir des meilleures pratiques constatées dans les dispositifs mis en place dans les établissements ces dernières années ; la convergence des pratiques devra être maximale entre universités, grandes écoles et organismes de recherche.
2. Formation obligatoire à la problématique des violences sexistes et sexuelles pour tous le personnel au moment du recrutement, puis le cas échéant lors de prise de responsabilités spécifiques (encadrement de thèse, direction de laboratoire, etc.) ; à cet égard, on devra distinguer deux niveaux de formation : généraliste, notamment pour présenter les dispositifs d’écoute et d’accompagnement des victimes ; spécialisée, pour les personnes amenées à traiter directement ces sujets (référent·es égalité, membres des CHSCT réinstaurés, des cellules d’écoute, des sections disciplinaires, etc.). Ces formations devront être assurées par des personnes compétentes ou des associations dont l’expertise sur le sujet est reconnue.
3. Formation collective obligatoire pour tou·tes les étudiant·es à leur arrivée dans l’établissement, qui permettra à chacun·e d’être informé·e de ses interlocuteurs directs au sein de l’institution et de ses droits ; d’autre part, il y aura une formation ciblée des membres du bureau des associations et syndicats animant la vie étudiante, avec conditionnement des crédits au respect des engagements (présence obligatoire de responsables sécurité/consentement dans les soirées étudiantes, etc.).
4. Pour les cellules d’écoute : outre l’harmonisation de la composition et de la formation des membres, des décharges horaires seront accordées le cas échéant afin qu’ils et elles aient le temps nécessaire pour mener convenablement leur mission. La cellule d’écoute deviendra ainsi un maillon essentiel de la prise en charge des victimes, réactive, bienveillante et travaillant en lien étroit avec les services de santé universitaire, mais également les associations extérieures reconnues dans le domaine, notamment pour ce qui concerne l’aide psychologique et juridique aux victimes.
5. Sur le plan pénal : en vertu de l’article 40 du code de procédure pénale, les chef·fes d’établissement doivent en principe transmettre au procureur de la République les signalements de délits ou de crimes qui leur parviennent ; il conviendrait qu’ils continuent de transmettre tout en conservant l’anonymat de la victime présumée si celle-ci le souhaite.
6. Sur le plan administratif : dans les cas de violences sexistes et sexuelles, les mesures conservatoires le temps de l’enquête administrative devront devenir la règle ; dans le cas des directions de thèse/mémoire, les changements de direction seront de droit.
7. Sur le plan de la procédure disciplinaire elle-même : une réforme sera entreprise en concertation avec les syndicats et associations pertinentes ; certaines améliorations pourront cependant être apportées très rapidement :
- les chef·fes d’établissement devront transmettre de façon automatique aux sections disciplinaires les signalements de violences sexistes et sexuelles.
- par circulaire, une liste sera transmise pour rappel aux chef·fes d’établissement des cas où la responsabilité des établissements est engagée (même lorsque les faits ont lieu en-dehors de ses murs : stages, soirées étudiantes, internats, séjours Erasmus à l’étranger).
- les membres des sections disciplinaires devront être obligatoirement formé·es en profondeur à la problématique du harcèlement et des agressions sexuelles (et aux règles de procédures disciplinaires) pour avoir le droit d’y siéger.
- la procédure d’appel sera réformée : la possibilité d’alourdir la sanction sera effective, car consigne sera donnée par circulaire aux tutelles d’interjeter systématiquement un appel incident.
- enfin, une réflexion sera immédiatement engagée avec tous les acteurs concernés pour étudier la possibilité de créer une instance nationale (par exemple au niveau du CNESER) jugeant spécifiquement des cas de violences sexistes et sexuelles, de façon à garantir un dépaysement systématique et à réduire les possibilités de conflits d’intérêts au niveau de l’établissement. S’ils bénéficient de décharges horaires et de formations approfondies, les membres de cette nouvelle section disciplinaire nationale auraient ainsi la possibilité de développer, le temps de leur mandat, une expertise bien plus grande sur le sujet que si la section ne se réunit que ponctuellement au niveau d’un établissement. Enfin, une telle instance garantirait plus efficacement le cadrage national de la réponse disciplinaire aux cas de harcèlement et agressions sexuelles, tant en matière de procédures d’enquête que d’échelle des sanctions administratives. Cela permettrait enfin d’avoir une idée exacte du nombre de procédures disciplinaires engagées pour des violences sexistes et sexuelles, et de suivre efficacement leur évolution, alors qu’actuellement données et statistiques manquent cruellement au niveau national. [6]
[1] Cf. les révélations de Médiapart de janvier 2020 sur la culture du viol et de la discrimination dans les écoles de commerce les plus réputées : https://www.mediapart.fr/journal/france/060120/humiliations-sexuelles-homophobie-sexisme-voyage-au-sein-des-grandes-ecoles-de-commerce-francaises?page_article=1
[2] En témoigne l’ouverture d’une enquête préliminaire à CentraleSupélec, en octobre 2021, pour des centaines de faits allant de propos sexistes jusqu’au viol : https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/10/07/sideration-a-centralesupelec-apres-une-enquete-montrant-l-ampleur-des-violences-sexistes-et-sexuelles_6097463_3224.html
[3] Avec, en octobre 2021 toujours, la publication d’un rapport de l’IGÉSR accablant pour la présidence de l’ENS Lyon, qui identifiait 27 cas de VSS dont 9 viols : https://www.education.gouv.fr/synthese-du-rapport-agressions-sexuelles-l-ens-de-lyon-325903
[4] Cf. rapport IGÉSR de juillet 2021 : https://www.education.gouv.fr/mission-relative-la-lutte-contre-les-violences-sexistes-et-sexuelles-dans-les-instituts-d-etudes-324170
[6] La majorité de ces propositions sont de nature réglementaire et nécessitent la révision du Code de l’Education et la révision de la circulaire de 2015.