Le processus constituant au Chili et ses leçons pour une Constituante

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Un article du groupe thématique Constituante de la France insoumise

Le 25 octobre dernier, le peuple chilien s’est prononcé, via un référendum, en faveur de la convocation d’une Assemblée constituante qui devra prendre la forme d’une convention citoyenne – sans parlementaire actuel pour y siéger – à parité de genre. Promulguée en 1980 et bien que largement modifiée, la Constitution actuelle est héritée de la dictature militaire (1973-1989). Non seulement pendant ses quelques seize années au pouvoir la junte militaire a institutionnalisé le terrorisme d’État et s’est donnée à une répression politique particulièrement violente, mais le pays est aussi devenu une oasis expérimentale pour les Chicago Boys qui ont trouvé dans le Chili de Pinochet un terrain propice à la mise en place d’une forme de capitalisme particulièrement féroce dont les fondements constituent aujourd’hui les caractéristiques du capitalisme néolibéral.

S’il peut paraître rapide de calquer sur n’importe quelle autre nation l’analyse du Chili, la dynamique constitutionnaliste impulsée par son peuple ne peut laisser indifférent quiconque aspire à profondément changer une société, en partant notamment des racines institutionnelles qui peuvent empêcher une émancipation totale. Dans la mesure où c’est précisément le projet porté dans le programme L’Avenir En Commun – à savoir réunir une Assemblée Constituante pour doter la France d’une nouvelle Constitution – la présente tribune a vocation à soutenir publiquement la dynamique chilienne, tout en rappelant la pertinence, en France, d’une 6e République.

Un texte suprême qui pose le cadre des possibles 

Dans un État de droit, toute norme juridique tire sa légitimité de sa conformité à une règle qui lui est supérieure selon une sorte de construction pyramidale des normes que l’on doit au juriste autrichien du XXe siècle Hans Kelsen. Au sommet de chaque pyramide des normes propres à un droit national se trouve la Constitution, à laquelle toute les normes doivent être conformes pour produire des effets juridiques. Elle organise le jeu institutionnel, dotée de règles de modification plus exigeantes que n’importe quelle autre norme juridique, et sacralise certains droits que le pouvoir constituant originaire veut protéger des changements conjoncturels de majorité. Dans ce sens, c’est précisément la sanctuarisation de certains droits – ainsi que leur interprétation et leurs limites – qui peut bloquer tout projet progressiste qui ne s’attaquerait pas à des modifications constitutionnelles d’envergure. Au-delà de démontrer que la prise du pouvoir d’État n’est pas la condition sine qua non d’une transformation radicale des rapports économiques et sociaux d’une société, l’expérience du programme à prétention socialiste de la « Unidad Popular » (Unité populaire, UP), portée par Salvador Allende, à partir de 1970 et auquel le coup d’État militaire d’Augusto Pinochet a mis un terme le 11 septembre 1973en est un exemple des plus éloquents. Pour avoir le soutien du parti de la Democracia Cristiana (Démocratie chrétienne), Allende a dû promettre qu’il respecterait la Constitution, privant ainsi certaines de ses mesures de la possibilité de s’inscrire dans un cadre légal puisque les conservateurs, maîtrisant notamment le Tribunal Constitutionnel, n’eurent pas de difficultés à interpréter à leur guise cette même Constitution pour empêcher l’action de la UP. La trilogie documentaire La batalla de Chile (La Bataille du Chili) réalisée par le cinéaste chilien Patricio Guzman le démontre.

Un mouvement social d’envergure inouïe et unique depuis la fin de la dictature a vu le jour à l’autonome 2019 au Chili. Violemment réprimé, il était parti de la contestation de l’augmentation du prix du métro dans la capitale, Santiago. S’il est courant de lire que le débouché politico-juridique des manifestations de la fin de l’année 2019 au Chili est ce référendum constitutionnel, il est donc utile de replacer dans cette perspective historique les rapports à la Constitution de la frange progressiste du peuple chilien revendiquant l’émancipation pour comprendre comment, au-delà de la seule lutte contre l’héritage pinochetiste, le changement de texte suprême semble revêtir un caractère essentiel, pour ne pas condamner à l’incantation les aspirations radicales de changement et l’espoir de nouveaux horizons. Comment, dès lors, analyser ce mouvement qui a permis d’obtenir ce résultat référendaire promettant, précisément, d’ouvrir ces nouveaux horizons émancipateurs via le vecteur constitutionnel ?

Un projet positif

Certes, nombre d’observateurs font valoir que le peuple chilien s’est prononcé pour en finir avec le cadre légal hérité de la dictature qui a permis l’expérimentation néolibérale des Chicago Boys (économistes chiliens formés aux États-Unis, qui se sont mis au service de la dictature militaire). Cependant, appréhender à travers ce seul prisme ce mouvement en invisibilise une caractéristique essentielle qu’il est impératif de garder en tête : la campagne a beaucoup plus reposé sur des termes positifs et mobilisateurs que sur des termes de rejets et victimaires.

C’est en tous cas ce qu’illustre le mot d’ordre mobilisateur d’une « Constitución de Dignidad » (Constitution de dignité). Par ailleurs, ce terme ainsi posé permet de s’inscrire dans un discours qui organise la solidarité. Le peuple chilien a refusé de se présenter comme étant une cohorte de « précaires », « vulnérables » ou encore « oublié·es » : ce sont des travailleur·ses et des citoyen·nes qui n’ont pas à être défini·es par ce à quoi les structures macroéconomiques leur nient l’accès. Leur ambition étant, précisément, de conquérir de nouveaux droits – qui pourraient être protégés constitutionnellement – qui les rendraient fiers d’être ce qu’ils sont : des actif·ves, Mapuches, femmes, retraité·es essentiel·les et nécessaires, au contraire des parasitaires prêteurs et actionnaires qui continuent de s’enrichir sur les bases des privatisations et autres financiarisation des fonds de retraites impulsés sous le mandat du Ministre des Finances de Pinochet, José Pinera, frère de l’actuel président Sebastian Pinera.

La campagne de Jean-Luc Mélenchon prend le même chemin – notamment avec le nom de sa campagne : « Nous sommes pour ». Pour que le peuple ressente qu’il est véritablement central dans tout projet politique mené en son nom – avec, par et pour lui – l’exemple de ce vocable chilien et de cette pratique de la définition positive est une source d’inspiration. Nous y voyons une belle défense de la dignité citoyenne.

L’avant-garde féministe

Au centre de ce vaste mouvement pour la dignité, les mouvements féministes chiliens ont joué un rôle prépondérant. Dans un récent article, Franck Gaudichaud et Axel Nogué rappellent qu’ils replacent au centre de la lutte pour toute dynamique de démocratisation l’enjeu central de la place des femmes dans la société et son organisation. 

Acteur central de la large protestation sociale, l’engagement féministe a aussi été un élément important de conscientisation de la population chilienne. La performance, le 25 novembre 2019 à Santiago du Chili (sur le lieu renommé « Plaza Dignidad », Place de la dignité), « Un violador en tu camino » (un violeur sur ton chemin) réalisé par le collectif féministe Las Tesis a par ailleurs rencontré un écho mondial. 

En dénonçant les structures d’oppression patriarcales en tant qu’éléments constitutifs de la démocratie bourgeoise et de ses bases, y compris institutionnelles, les paroles s’insèrent logiquement dans le mouvement aspirant à de nouvelles règles du jeu institutionnelles et constitutionnelles ainsi que dans la dynamique de conquête de nouveaux droits, dont la nouvelle Constitution peut être un débouché concret. Prenant acte de cet état de fait, l’Assemblée constituante qui sera désignée pour doter le Chili d’une nouvelle Constitution devra ainsi être à parité de genre.

Le modèle de convention citoyenne

Si l’Assemblée constituante observera donc la parité, les Chilien·nes ont également dû se prononcer lors du référendum du 25 octobre 2020 pour la forme que prendrait cette Assemblée. Entre les deux options qui étaient, d’une part, un mélange entre nouvelles figures désignées et actuel·les parlementaires et, d’autre part, une Assemblée exclusivement composée de nouvelles figures, la seconde option a largement été plébiscitée. L’Assemblée prendra donc la forme d’une Convention Citoyenne.

Il serait difficile ici d’évoquer ce choix sans aborder l’épineuse question de la méfiance à l’égard du personnel politique actuellement en place ni les origines de l’idée d’Assemblée Constituante qui naissent en France à la faveur du mouvement révolutionnaire.

La première Assemblée constituante a vu le jour en France à l’été 1789, lorsque les députés des États généraux s’auto-constituent Assemblée nationale constituante. A l’occasion du Serment du Jeu de Paume, ils jurent de ne se séparer qu’une fois qu’une Constitution apte à être proposée serait obtenue. Si donc, contrairement à l’option choisie par le Chili, ce sont des députés qui rédigent la première Constitution française sans avoir été explicitement désigné pour cet office, l’idée d’éviter tout conflit d’intérêt et de désamorcer des critiques d’abus de pouvoir n’est pas étrangère à cette Assemblée. Le député Robespierre propose à ses collègues d’introduire une motion interdisant à tous ceux qui ont pris part à la rédaction de la Constitution de se présenter aux élections législatives suivantes. En optant pour de nouvelles figures, les Chilien·nes entendent ainsi aussi se prémunir de toute dérive ou détournement. 

En répondant au projet initial de l’exécutif chilien qui entendait donner à l’actuel Congrès le pouvoir constituant originaire (et alors même que le Congrès est aux mains des conservateurs et conservatrices) par le choix d’une Convention citoyenne, les Chilien·nes rappellent l’importance de penser des garde-fous dans cette dynamique constitutionnaliste.

Dans cette perspective, ainsi que pour permettre une véritable implication populaire par divers moyens, l’Avenir en commun réactualise cette idée en la transposant à travers la proposition de désigner une partie de la future Assemblée constituante par tirage au sort, correspondant à la part des citoyens qui voteraient pour une option « tirage au sort ».

Se prémunir de potentielles dérives

Au Chili comme ailleurs, pareille dynamique pour l’émancipation appelle une certaine vigilance. D’abord, la classe politique conservatrice chilienne essaie de récupérer et instrumentaliser la vague populaire pour le « Oui » au référendum du 25 octobre. Ensuite, il faudra être attentif·ves à la pratique et à l’interprétation qui sera faite du nouveau texte.

L’exemple de la Constitution de la Ve République française doit aussi nous interpeler à ce titre. Après avoir été chargé, par de Gaulle, de rédiger presque seul – entouré d’un groupe d’experts juridiques choisis par lui – une Constitution en 1958, Michel Debré inaugura lui-même le nouveau rôle de Premier ministre en devenant le premier chef du gouvernement de la nouvelle République dont il avait lui-même posé les bases constitutionnelles. Les modalités de désignation et la pratique constitutionnelle qui s’en suivra ne pourraient supporter pareil affront d’une telle concentration de pouvoir là où les mouvements citoyens contemporains partout dans le monde vont dans le sens d’un partage du pouvoir.

Enfin, l’exemple d’émancipation empêchée de la Unidad Popular entre 1970 et 1973 ne fait que rappeler que la Constitution est déterminante. Allende n’a pu éviter que le texte suprême devienne l’outil privilégié des conservateurs pour défendre l’ordre établi. Ici encore, l’exemple peut servir utilement le cas français. Nommés par les Présidents de la République et des deux chambres parlementaires, il est possible de questionner  l’indépendance politique et la légitimité juridique des membres du Conseil Constitutionnel de notre Ve République. Penser ainsi une nouvelle Constitution ne peut faire l’impasse sur les mécanismes de contrôle des dispositions constitutionnelles, dont l’intérêt est précisément qu’elles s’imposent strictement à l’ensemble des règles de droit qui en découlent.

Finalement, si le combat du peuple chilien pour la dignité est un long chemin qui ne fait que débuter, il présente l’avantage de nous rappeler les origines du processus constituant tout en rappelant l’impératif de changement constitutionnel pour permettre une émancipation réelle. Par ailleurs, les raisons profondes qui motivent ce triomphe pour le « Oui » doivent éclairer toutes celles et ceux qui, ailleurs, aspirent à un changement radical en n’omettant pas de voir que la campagne s’est construite sur des éléments positifs renforçant l’idée de souveraineté populaire. Enfin, les modalités de désignation et de contrôle du pouvoir constituant originaire revêtent une dimension importante qu’il ne faut pas s’abstenir de penser en amont du processus. La Constituante en France serait un bel écho à celle qui va se tenir au Chili.

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