Taxes sur l’essence : la goutte qui a fait déborder le réservoir

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Article de Séverine Véziès publié dans le Journal de l’insoumission (leji​.fr) le 26 novembre 2018.

Ce samedi matin 24 novembre 2018, le Journal de l’Insoumission est allé à la rencontre des gilets jaunes bisontin·e·s. Réparti·e·s sur les trois grandes entrées de la ville, c’est sur le point de blocage de Besançon Est que nous avons rencontré Patrick, Christian, Martine, Fréderic et bien d’autres.

Ici, ils sont une cinquantaine à bloquer l’accès du supermarché Carrefour-Chalezeule en ce week-end de black Friday. Le « vendredi noir » nous vient des Etats-Unis et marque le début des fêtes de fin d’année, le lendemain de la fête de Thanksgiving, et donc de la folie acheteuse qui va avec. Les gilets jaunes bisontin·e·s ironisent en nous disant : « Aujourd’hui ce sera Blackout Friday ! 0% de taxe pour Macron ! » Martine voit dans cette action une façon de dénoncer cette course folle à la consommation. « Vous voulez qu’on parle d’écologie ?! Parlons-en justement ! Le business se fiche bien de l’écologie », nous dit Christian, « et les gens n’ont pas sous ! » Juste au-dessus de leurs têtes, des pancartes publicitaires annoncent : « Achetez maintenant, payer en 2019 », une gilet jaune ironise, « c’est bien connu en 2019, on sera plus riches ! ».

Christian a rejoint le mouvement il y a quelques jours. Pour lui, l’augmentation des taxes sur l’essence, « c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le réservoir ». Il nous parle de la misère du petit peuple. Celui qui supporte les bas salaires, les taxes multiples, les contrats précaires, la remise en cause du contrat de travail avec le développement du statut d’autoentrepreneur… Christian n’est pas contre l’écologie, il a conscience de l’urgence. Mais il dénonce le fait que les gens sont étouffés et qu’on leur en demande beaucoup : changement de leur chaudière, isolation, achat d’une voiture à basse consommation… Mais avec quels sous ? Christian nous parle de Macron et de sa visite à Besançon le 16 novembre dernier. « Combien cette visite nous a coûté ? Jet privé jusqu’à Dôle et hélicoptère de l’hôpital spécialement affrété pour monsieur, sans compter tous les policiers et CRS mobilisés… ». Un pognon de dingue, comme dirait l’autre ! Une dame nous rejoint pour nous expliquer les incohérences des politiques qui sont menées par le gouvernement. Elle en veut pour preuve le refus du gouvernement de voter contre l’utilisation du glyphosate tout en augmentant les taxes sur l’essence soit-disant pour faire de l’écologie. « On se moque de nous ! » conclut-elle. En écoutant çà et là les personnes présentes, nous prenons la mesure de la diversité des revendications de ce mouvement disparate. Martine, assistante maternelle, nous résume très bien la chose : « Chacun vient avec sa cause qui lui tient à cœur. Moi, c’est la cause animale, pour d’autres ce sont les taxes sur l’essence, l’écologie, les salaires, les services publics, la suppression de l’ISF… ». Frédéric est bûcheron-sylviculteur, il tient à nous dire que la défense des forêts lui paraît fondamentale. Il nous parle de sa pratique : pas de produits phytosanitaires, pas d’engrais, utilisation d’huiles bio. Il nous parle des oiseaux, des abeilles. Il partage avec nous également ses difficultés. 675 euros par mois pour un contrat de 20h. « Le problème ce ne sont pas les taxes en général, nous dit-il, ce sont les taxes sur les pauvres ». Avec l’augmentation du gaz, sa facture est passée de 60 à 80 euros par mois. 20 euros sur 675 euros, ça compte…

Quand on aborde la question des propos racistes, homophobes et des violences qui ont pu émailler les mobilisations des derniers jours, Martine nous répond très clairement : « nous sommes tous des citoyens du monde, ne laissons pas ces gens salir le mouvement. ». Face à cette diversité sociologique et revendicative, les gilets jaunes sont conscients qu’ils doivent s’organiser. Martine est confiante, « des référents par point de blocage et des personnes chargées de la sécurité sont mis en place. Nous condamnons ces propos et ces violences. Nos rassemblements sont faits de citoyens pacifistes qui veulent être entendus par le gouvernement. Nous voulons être reçus en tant que citoyens par Macron. Ici, nous dit Martine, les militants politiques ou syndicaux sont les bienvenus mais en tant que citoyens. » Ils réclament qu’une délégation citoyenne soit reçue par le président Macron. Un sondage circule déjà sur internet, invitant chacun.e à indiquer ses revendications. C’est le résultat de ce sondage que cette délégation porterait devant le gouvernement. Les cadres institutionnels revendicatifs traditionnels semblent obsolètes et bien déroutés par ce mouvement citoyen gazeux et varié. Un mouvement populaire de masse qui se construit avec comme principe fédérateur, l’action. Un mouvement composé de personnes qui pour beaucoup manifestent pour la première fois et qui prennent conscience du mur oligarchique où se mêlent gouvernants et grands médias : sous-estimation de la participation, dramatisation des incidents, présentation caricaturale du mouvement, des manifestants gazés, nassés…

Alors non, le mouvement des gilets jaunes n’est pas homogène. Il est divers et varié, sociologiquement, mais aussi sur le plan des revendications. Nous sommes face à un mouvement au sein duquel s’agrègent des colères diverses, des luttes contre diverses formes de domination. Pouvoir d’achat, écologie, démocratie, remise en cause du consentement à l’impôt vécu comme inégalitaire et injuste, souhait de vivre dignement… Chantal Mouffe explique dans son dernier ouvrage « Pour un populisme de gauche » que depuis les années 80, les partis de gouvernement ont accepté l’idée qu’il n’y avait pas d’autre alternative que la mondialisation néolibérale. Les citoyen.ne.s n’ont pas eu à choisir entre des projets politiques alternatifs, mais juste à valider les mesures que des politiques et experts leur présentaient comme inévitables. D’une opposition partisane gauche-droite, entre projets aux valeurs différentes, nous sommes passés à des projets de gestion des affaires publiques quasi consensuels chez ceux qui se partagent le pouvoir décisionnaire depuis plus de 30 ans. Le fameux « consensus au centre ». Cette situation a fait naître une grande désaffection envers les institutions politiques, l’expression la plus visible étant des taux d’abstention importants lors des diverses consultations électives.

Aujourd’hui, le mouvement des gilets jaunes exprime parfaitement cette crise du modèle hégémonique néolibéral, qui fait naître une multiplication d’inégalités et donc de revendications. Une multiplication des sphères revendicatives qui n’ont pas forcément comme point commun un positionnement de classe mais dont la caractéristique est plutôt la transversalité. Chantal Mouffe l’appelle « le moment populiste », un moment qui « exprime diverses résistances aux transformations politiques et économiques ». Cette multiplication des résistances ne trouve plus de solutions dans le modèle actuel, et le risque est grand de voir des solutions autoritaires prendre le pas. Face à des revendications qui dépassent la question des catégories sociales, il y a lieu de créer une nouvelle frontière politique entre ceux qui subissent et ceux qui détiennent le pouvoir. Mais le populisme n’est pas une idéologie, c’est une façon de faire de la politique, dont le contenu en termes de valeurs peut différer grandement. Au populisme de droite qui véhicule les idées nauséabondes et xénophobes de l’extrême droite, il y a lieu d’opposer un populisme de gauche. Un populisme alors empreint de valeurs d’égalité et de justice sociale. Depuis plusieurs années déjà, c’est donc à une bataille culturelle qu’il faut aussi s’atteler. Car la cause des maux du peuple, ce n’est pas le migrant, ce n’est pas le chômeur, ce n’est même pas le politique en tant que tel. L’ennemi c’est le libéralisme. Alors face aux partis d’extrême droite qui se posent comme la seule alternative à ce consensus politique au centre, l’enjeu des mouvements progressistes sera de gagner sur le champs des valeurs en offrant un débouché politique à ces mouvements de contestation, un débouché humaniste et écologique mais aussi un débouché redonnant au peuple sa souveraineté.

Le mouvement des gilets jaune se caractérise également par le fait qu’il est grandement composé de personnes qui ne croient plus en la politique. Trahis par les diverses alternances politiques mais aussi par ce président qui se voulait le nouveau monde mais qui n’en avait finalement que les atours ou ayant optés pour l’abstention comme forme d’expression politique, ils se jettent aujourd’hui dans cette bataille comme on jette ses dernières forces dans le combat de la dernière chance. Celui du droit à l’existence. Le gouvernement ferait bien de prendre la mesure de ce profond malaise et mal être qui s’exprime sous nos yeux. Car en restant sourd à cette détresse populaire, en la toisant voire même en la dénigrant, le gouvernement ne fera qu’attiser la grogne. Une grogne dangereuse. Les sans rien n’ont plus rien à perdre. C’est ce qui les rend si déterminés. Il y a comme un air de révolution. Faisons-en sorte qu’elle soit pacifiste et par les urnes. Un peuple conscient se forme. Que vive la révolution citoyenne !

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