Les manifestations du 17 novembre ont été massives et avant d’en dire ce que j’en comprends je veux écrire un mot d’hommage pour la personne tuée et pour les blessés. Elles s’étaient mobilisées avec le souci du bien commun : elles pensaient que leurs difficultés résonnaient avec celles de toute la société et elles voulaient que cela cesse. Quelles que soient les divergences d’opinion qui peuvent exister sur ce mouvement, et même entre toutes les familles politiques, il est inacceptable que l’engagement politique non-violent, au service d’une cause donne lieu à une réponse violente, de la part d’individus isolés ou a fortiori des pouvoirs publics.
Cette journée du 17 novembre aura été un moment tout à fait inédit des mobilisations populaires. Chacun cherche à quoi le comparer pour essayer de bien comprendre de quoi il est question. C’est bien normal. Dans notre mouvement, nous avons de la mémoire et nous cultivons le souvenir des grandes révoltes populaires qui ont fait la France. La caste n’a pas ce genre d’habitude ; elle s’est gratté la tête devant tous ces manants et s’est finalement souvenu des expressions « manifestations antifiscales » ou « poujadisme ». Bien sûr, c’est une façon de discréditer ce sursaut populaire qui prend l’oligarchie au dépourvu.
Un mouvement social
Le gouvernement croyait avoir anesthésié toute contestation sociale. Il avait réussi à faire passer les ordonnances Macron détruisant le code du travail sans une opposition suffisamment massive pour l’empêcher. L’effet de sidération de l’élection présidentielle avait prolongé ses effets. Une certaine incompréhension entre militants politiques et mouvement syndical n’avait pas aidé. Et puis ce fut le vote du budget. La doctrine de Macron est devenue claire pour tout le monde : voler les pauvres pour donner aux riches : la mesure emblématique de cet anti Robin des bois c’est bien sûr la suppression de l’impôt sur la fortune (l’ISF). Les mauvais coups n’ont pas cessé de pleuvoir depuis. Ils ont suscité jusqu’à présent colère, dégoût et découragement.
Il fallait bien qu’à un moment le ras-le-bol social s’exprime. Il a fallu une étincelle, la hausse des taxes sur le diesel. Très vite les revendications sociales et démocratiques se sont élargies : on réclame désormais la hausse du SMIC, le rétablissement de l’ISF, des instituions qui permettent au peuple de s’exprime… Les belles personnes, jamais lassées de faire la morale, n’en ont que faire. Elles ont sauté sur l’occasion pour repeindre les « gilets jaunes » en « beaufs » et en « abrutis » qui ne comprennent rien à l’écologie, comme l’a écrit par deux fois le dessinateur Xavier Gorce dans Le Monde. Les belles personnes ont le droit de traiter les autres d’abrutis, particulièrement si c’est le peuple. Dans ce cas, le mot est poli et parfumé.
Une question de dignité
Le porte-parole du gouvernement Benjamin Griveaux avait craché un mépris du même genre en parlant de « ceux qui fument des clopes et qui roulent au diésel ». Ecœurant ! En exhibant ainsi leur morgue de bourgeois repus, ils rendent un grand service à ce mouvement : ils en étendent la signification. Celles et ceux qui ont mené des luttes sociales victorieuses savent que la victoire n’est possible que si la lutte ne se limite pas à une revendication matérielle. L’augmentation des salaires, des congés sont des revendications très légitimes et elles sont le plus souvent un point de départ d’une révolte. Mais le mouvement cristallise lorsque les participant·e·s sentent puis disent que c’est leur dignité qui est en jeu. Alors, rien ne les fera plus céder.
Or avec cette question de la hausse du prix du diesel et avec le mépris qui s’étale un peu partout, on touche à quelque chose de cet ordre. Pour combien de personnes, la voiture est-elle constitutive d’un petit bout d’identité ? La voiture est marqueur d’identité voire de réussite sociale dans notre société capitaliste. La publicité a largement contribué à ça. Mais c’est aussi vrai puisque la voiture c’est la condition pour aller travailler, lorsqu’on a un emploi. Dans la France, hors des centre-villes, la voiture c’est aussi la condition de toute vie sociale et familiale. Moquer cette réalité, c’est dénier aux gens leur droit à avoir une vie digne, la petite portion de bonheur auquel chacun·e estime avoir droit.
Idiote récupération
Face à l’ampleur du mouvement, les médias ont été pris entre deux tentations. Voyant le succès qui s’annonçait et ne pouvant pas rater cette lame de fond au risque de part de l’audience et des parts de marché, ils ont assuré une couverture importante. Dans le même temps, il ne fallait surtout pas laisser s’exprimer les attentes populaires. Donner une image positive des hommes et des femmes qui n’en peuvent plus d’être maltraité·e·s par le pouvoir depuis des années ? Laisser penser que le peuple n’est pas composé de grands enfants un peu bêbêtes ou grotesques ? Vous n’y pensez pas ! Il fallait quand même que les éditorialistes continuent de nous dire ce qu’il faut penser ou ne pas penser.
Il y avait urgence à salir ceux qui ne veulent pas être des moutons. Ils se sont mis à la tâche en signalant quelques faits inacceptables : racistes, homophobes, xénophobes… Bien sûr ces faits sont à condamner mais qui peut croire qu’ils représentent l’ensemble des milliers de rassemblements ? En tout cas, ils fournissent un bon moyen aux « journalistes » de poursuivre sur l’air de la récupération. Ils avaient commencé plusieurs jours avant en chantant partout que les fachos du Rassemblement national voulaient récupérer le mouvement, voire qu’ils en étaient à l’origine… quelle ineptie ! Il faudrait refuser de défiler avec ces gens sous prétexte que les fachos essaient de les récupérer ? Autant arrêter de faire de la politique !
En permanence, chaque force politique est accusée de chercher à « récupérer » : en politique cela s’appelle convaincre. Ce mot « récupérer » est très révélateur de la façon dont certains journalistes et même certains militant·e·s estiment qu’ils « vendent » un programme comme ils le feraient avec des savonnettes. Pour nous, nous ne cherchons pas à refourguer nos idées : nous les mettons en débat ; nous les éprouvons dans la discussion et la contradiction. Toutes celles et ceux qui voient que la société marche sur la tête partagent au moins ce diagnostic avec nous : pourquoi ne pourraient-ils aboutir aux même conclusions ?
Des gilets jaunes aux sans-culottes ?
De fait, après ce premier moment réussi, les « gilets jaunes » sont face aux grandes questions de tout mouvement social et politique. Il leur faut définir leurs objectifs, leurs revendications… Tout cela, bien sûr, vient en faisant. C’est ainsi que se construit un peuple : dans l’action ! Le mot d’ordre a tout précédé. La colère a cristallisé. Ce qui a primé, c’est le désir de se faire entendre ; de reprendre le pouvoir sur sa propre vie. Emmanuel Macron avait soufflé sur les braises en délégitimant toute forme d’opposition. Surtout, il s’était exposé personnellement.
Il n’aura pas tardé à récolter les fruits de sa provocation à propos de l’affaire Benalla : « Venez me chercher ! » avait-il dit devant les parlementaires de LREM. Aujourd’hui il est clair que des centaines de milliers de Français·es n’attendent que cela.
Cette fanfaronnade digne d’un parrain mafieux est à l’arrière-plan du moment que nous vivons. En l’absence de contre-pouvoirs forts et respectés, avec une majorité de députés godillots, un président tout simplement en roue-libre, les « gilets jaunes » savent bien que la Ve République n’a plus grand-chose d’une démocratie. Emmanuel Macron les mis au défi ; ils sont déterminés à le relever. Y parviendront-ils ? Impossible à dire.
Les réseaux sociaux ont fourni un moyen inédit de mettre toutes ces colères en relation. Ils offrent aussi des moyens nouveaux de mettre les idées en partage et en discussion. Combien de groupes se sont déjà formés pour s’organiser. Sous peu, ils permettront peut-être de fixer des buts très précis aux actions. Pour nous, c’est bien sûr la 6e République que nous voyons se dessiner. Le peuple cherche une voie pour reprendre le contrôle sur son existence. Notre proposition est confirmée. L’assemblée constituante, c’est précisément la façon dont nous proposons que le peuple se mêle de ses affaires. Puisqu’en l’état actuel des choses sa voix est étouffée, il faut impérativement changer les règles du jeu. L’issue est incertaine mais une chose est sûre : le sans-culottisme est une culture politique profonde du peuple français. Le 17 novembre est incontestablement un pas fait dans la direction d’une révolution citoyenne. Une prochaine étape s’annonce le samedi 24 novembre : un grand rassemblement se prépare à Paris. Le même jour, une marche contre les violences sexuelles et sexistes aura lieu. La place des Insoumis.es est bien sûr aux côtés de celles et ceux qui luttent. Nous y serons.