En amont de la Convention nationale fin novembre, les insoumis ont choisi de lancer en 2018 trois campagnes de fond dont une porte sur « la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale ». Lors de cette convention, les insoumis présents ont été invités à travailler en petits groupes sur le contenu de cette campagne, leurs attentes, leurs besoins, les arguments à développer et ceux auxquels riposter etc. Au total, 98 feuilles de synthèses de ces « cogitations » ont été récupérées et analysées. En voici la synthèse.
Constat : une réalité stratégique mais parfois difficile à appréhender
Pour de nombreux insoumis, la fraude et l’évasion fiscales sont des thèmes très importants car les montant en jeu permettraient de financer une grande partie de notre programme et de donner corps à notre volonté de partage des richesses. Mais beaucoup trouvent le sujet « pointu », technique et pas toujours facile à aborder avec les passants. Il nécessite beaucoup de vulgarisation, de pédagogie et surtout d’illustration.
Cette campagne doit aussi servir à crédibiliser l’ensemble du programme l’Avenir en Commun en expliquant comment récupérer de l’argent pour le financer, montrer notre sérieux sur les questions budgétaires, montrer que la FI saurait « bien gérer » en récupérant cet argent dissimulé et en liant nos propositions à la lutte plus globale contre la finance.
Les insoumis mettent avant le lien de la fraude et de l’évasion fiscale avec la vie quotidienne dans au moins trois dimensions :
- Les factures payées par les consommateurs à des entreprises fraudeuses du fisc, l’emploi pour les salariés d’entreprises témoins de montage fiscaux douteux (surfacturation, organisation comptable du déficit entre filiales etc), le travail au noir (qui peut faire croire à un gain immédiat mais entraine de lourds problèmes ensuite pour la protection sociale etc)
- L’absence supposée d’argent public pour répondre aux besoins sociaux et de services publics (santé, école, formation des personnes au chômage etc) alors que l’argent coule à flots dans les paradis fiscaux. Cet appauvrissement de l’Etat empêche de lutter contre les inégalités et sert de prétexte pour imposer les politiques d’austérité
- L’opposition entre « fraudeurs fiscaux » peu inquiétés voire défendus et bénéficiaires d’aides sociales très vite montrés du doigt comme « assistés » voire « fraudeurs » potentiels. Plusieurs cogitations font ainsi le lien avec la campagne sur « la lutte contre la pauvreté sous toutes ses formes » également retenue lors de cette Convention.
Les insoumis en dégagent plusieurs axes de campagnes
- La nécessité de réhabiliter l’impôt en général, l’égalité des contribuables, la justice fiscale par des impôts progressifs et le respect pour les agents des services fiscaux en présentant de façon pédagogique l’utilité sociale des impôts et de la dépense publique
- La dénonciation de l’injustice ressentie par ceux qui paient leurs impôts à l’égard des évadés fiscaux, et celle concernant les frais bancaires prélevés sur les pauvres (saisies en cas de trop perçu, agios pour découvert…) alors que l’impunité est généralement de mise pour les riches délinquants fiscaux. Ce « deux poids deux mesures » aliment alimente le dégoût et le rejet de la politique et de l’impôt lui-même.
- La dénonciation de la complaisance à l’égard de la fraude fiscale dans certains discours politiques (parfois même du gouvernement) et médiatiques qui légitiment l’évasion et l’optimisation fiscale en critiquant le prétendu « matraquage fiscal » (appel à baisser les impôts, magazines présentant des recettes pour « payer moins d’impôts » grâce aux niches fiscales etc).
Les arguments : un grand besoin de pédagogie et d’illustration
Les arguments à contrer sont de deux ordres :
- La fatalité : (« c’est opaque », « les montages financiers sont trop complexe », « on ne peut rien faire », « la France ne peut rien faire seule, il faut agir au niveau européen voire mondial », « si on les taxe, ils partiront », « ils créent des emplois en France »)
- La complaisance envers les fraudeurs fiscaux (« ils méritent leur argent », « on ne peut pas généraliser à toutes les entreprises mais il ne faut pas non plus montrer du doigt telle ou telle entreprise », « l’évasion fiscale c’est légal », « vous feriez la même chose à leur place, vous êtes simplement jaloux », « ils ont raison, de toute façon on paie trop d’impôts en France : pour réduire la fraude, il faut baisser les impôts »)
Pour y répondre, plusieurs arguments sont avancés :
- Mettre en cause les conditions d’accumulation de cette richesse et l’égoïsme des fraudeurs fiscaux : « ils ont hérité, pas créé. Ils se sont juste donnés la peine de naître », « l’argent n’est pas le moteur de la vie humaine », « leurs entreprises fonctionnent grâce aux infrastructures (route, internet) et la formation des salariés payés par nos impôts », « ils planquent leur fric mais reviennent se faire soigner en France »
- Mettre en cause l’utilité sociale des fraudeurs fiscaux : « on n’a pas besoin d’égoïstes ni de voyous », « on se passera d’eux », « il y a d’autres entreprises qui font la même chose sans frauder »
- Illustrer ce que nous coûte les fraudeurs fiscaux : « s’ils payaient leurs impôts, il n’y aurait pas de déficit, on pourrait construire tant d’hôpitaux ou de logements, on pourrait financer la transition énergétique », « la fraude fiscale coûte 1635 euros par an à chacun des honnêtes contribuables qui doivent payer plus d’impôts pour compenser le manque à gagner », « ce sont les PME et les classes moyennes qui paient pour les riches et les multinationales »
- Dénoncer le rôle des banques et circuits financiers (avocats, conseillers) et proposer des mesures contre elles : création d’un délit d’incitation à la fraude fiscale, retrait de licences bancaires, nationalisations
- Démonter le chantage à la fuite : « en réalité, il y a très peu de gens qui quittent la France à cause des impôts », « les multinationales ne partiront pas car elles ont besoin du marché français et de ses consommateurs », « il faut rendre l’impôt universel pour que les Français paient quel que soit le pays où ils se trouvent, même les Etats-Unis le font », « taxons les profits pays par pays », « on peut relocaliser les productions, développer les monnaies locales, remplacer les fraudeurs par des services publics ou d’autres entreprises »
- Lier la lutte contre la fraude fiscale et la sortie des traités européens : « Whirlpool fait de l’évasion fiscale et délocalise en Pologne », « il faut soit l’harmonisation fiscale en Europe, soit le protectionnisme financier », « il y a plusieurs paradis fiscaux au cœur de l’UE comme le Luxembourg de Juncker, président de la Commission européenne »
- Mettre fin à l’impunité et permettre des poursuites judiciaires réelles : mettre en cause du verrou de Bercy pour que la justice puisse enquêter vraiment librement, protéger les lanceurs d’alerte
Certains aspects sont difficiles à manier spontanément et nécessitent plus d’explications :
- Les sommes en jeu sont trop abstraites, il faut des exemples concrets, illustrés
- La réforme du barème de l’impôt sur le revenu et des impôts en général, confusion sur les différents impôts, les termes comme assiette/barême/niches
- Le lien entre banques, création monétaire, bulles financières et évasion fiscale, comment reprendre le pouvoir sur les banques
- Ce que la France peut faire seule, sans attendre d’autres pays.
- Tout changer (traités européens, accords internationaux, mise en place de l’impôt universel) va prendre du temps
- Les moyens existent mais il manque aujourd’hui la volonté politique d’agir. Que peut faire la FI sans être au pouvoir ?
La campagne
Adversaires et alliés clairement identifiés
Si le contenu est parfois difficile à appréhender, les adversaires eux sont bien identifiés : multinationales (GAFAM pour Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft mais pas seulement : entreprises d’ameublement, de restauration rapide etc), grandes fortunes et grands patrons, grandes banques, dirigeants nationaux et européens complices, Etats « défiscalisateurs » etc.
Des alliés reviennent aussi régulièrement dans les contributions, notamment les associations et syndicats participant à la « Plateforme paradis fiscaux et judiciaires » (Attac, oxfam, Syndicats CGT, Solidaires, CFDT, associations anti-corruption et pour le développement etc), mais aussi nos députés, des médias indépendants ou d’investigation (Cash investigation, Consortium international des journalistes d’investigation, Alternatives Economiques etc.), les salariés des entreprises concernées.
Les insoumis insistent sur le refus de « l’entre-soi » et la volonté de transformer en alliés « l’ensemble des honnêtes contribuables ou les patrons de PME qui paient à la place des fraudeurs » et même « les clients » de certaines entreprises fraudeuses. Certains mettent en avant l’idée de coopération avec des mouvements d’autres pays pour des actions transnationales (Podemos…)
Objectifs : une bataille idéologique
Les objectifs des insoumis sont de différents ordres. Il parait évidemment impossible de gagner la mise en œuvre de notre programme mais plusieurs petites victoires sont identifiées comme atteignables : faire prendre conscience aux citoyens, en mobiliser une partie dans des actions symboliques ou de boycott, défendre et accompagner des lanceurs d’alerte, nouer des liens avec d’autres organisations notamment associatives voire participer à faire changer de position une grande entreprise par des interpellations et pressions.
Les députés FI permettent aussi d’envisager un débouché positif pour cette campagne, par exemple à travers le dépôt d’une proposition de loi ou d’amendements sur des points particuliers (inéligibilité à vie en cas de fraude fiscale, fin du verrou de Bercy où la FI a déjà obtenu l’accord de plusieurs autres groupes parlementaires sauf En Marche).
Actions
Les actions envisagées sont de plusieurs ordres :
- Nuire à l’image et aux profits des entreprises fraudeuses : appel au boycott, happenings devant leurs boutiques et agences, diffusion et interpellation sur les réseaux sociaux, appel à « changer de banque » ou à « utiliser les alternatives à google », mettre en avant les entreprises « honnêtes », relayer des témoignages de clients ayant changé de banques ou d’entreprises pour ne pas cautionner la fraude fiscale, « se porter partie civile dans des procès d’évasion fiscale en tant que contribuable », soutenir les lanceurs d’alerte
- Faire connaître la réalité de la fraude fiscale et nos solutions par une campagne de propositions, formations et de pédagogie : réunions publiques, vidéos explicatives, argumentaires, mise en avant d’illustrations concrètes (nombre de logements, d’enseignants, qu’on pourrait financer avec l’argent dissimulé), opposer « paradis fiscal » et « enfer social », intervenir dans les médias (courriers des lecteurs, appels des auditeurs etc)
- Construire des alternatives : Monnaies locales pour limiter l’emprise du système financier international et des multinationales, rejoindre des banques coopératives voire créer une banque insoumise
Méthode
Sur la méthode, un grand consensus se dégage pour
- Des contenus piquants et pédagogiques (visuels, vidéos, tracts…) : idée de mot-clés sur les réseaux pour des manifs en ligne ou des interpellations ciblées #OuPlanquezVousVotreArgent #OuTuPlanquesTonBlé #CombienTuCash, campagne de changement de nom sur facebook pour que tous les insoumis se rebaptisent de la même façon (Pierre Payetesimpôts par exemple), création d’un compteur en ligne de la fraude fiscale ou d’un convertisseur sur le modèle du simulateur fiscal, distribution de faux billets ou faux-chèques, de « bons de réduction » représentant le montant des impôts non payés devant les boutiques, affiches avec la photo des évadés fiscaux sur le style « wanted »
- De la formation et de la diffusion de connaissances : organiser des projections publiques (Cash investigation, film « ma part du gâteau », « Demain »), des réunions publiques ou atelier de formation, mener des enquêtes sur des entreprises, produire notre liste de paradis fiscaux y compris européens,
- Des actions ludiques et bon-enfant : saynètes de rue ou conférences gesticulées en plein air, casserolades, porteurs de paroles, réquisitions de chaises sur le modèle de la campagne lancée par Attac, campagne de dénonciation localement ou sur les réseaux sociaux (« name and shame »), proposer un autocollant « pas réglo avec les impôts » ou « je suis un évadé fiscal » à apposer un peu partout, bloquer un guichet de banques par une file d’attente de gens demandant au guichetier de payer les impôts de la banque, fausse manifestation de fraudeurs fiscaux, appel au boycott par exemple lors d’une « journée blanche » sur le contre-modèle du « black Friday » appelant à ne rien acheter dans les entreprises qui pratiquent l’évasion fiscale (« pas d’impôts, pas de clients ! »)
- Des actions de désobéissance civile comme soutenir les lanceurs d’alerte. Une cogitation va jusqu’à évoquer l’idée d’appeler à « l’insoumission fiscale » (« je paierai mes impôts quand vous poursuivrez les évadés fiscaux »).
Enfin, quelques insoumis proposent une manifestation de grande ampleur sur le sujet, soit devant le parlement européen, soit dans un lieu symbolique de la consommation et/ou des grandes fortunes.
Autres remarques
Les insoumis demandent à être épaulés par des argumentaires et formations (juridique, fiscale etc), du matériel physique (tracts y compris déclinables localement, affiches) mais aussi pour le web (visuels, vidéos). Ils pointent le risque de procès ou d’altercation avec les personnels de sécurité ou les clients et appellent à préférer l’humour, le détournement, la caricature joyeuse.
Pour faciliter l’action, ils souhaitent travailler avec les associations impliquées sur ces questions, demandent la mise en place d’une « équipe bien formée pour porter les propositions » au niveau national et intervenir dans des réunions locales, et proposent des actions concertées partout en France à l’occasion de journées ou semaines identifiées à l’avance.
Synthèse réalisée par un groupe d’insoumis coordonné par Matthias Tavel, coordinateur national de la campagne de la France insoumise contre la fraude et l’évasion fiscales.