Montrez la lune, le journaliste parlera du doigt

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Je reviens ici sur une mésaventure inattendue. J’ai été fact checké et pas qu’un peu. Comprenez qu’une journaliste a « vérifié » mes propos. Reçu à la matinale de France Inter par Léa Salamé, celle-ci m’interrogeait sur l’immigration – pour changer. À cette occasion, j’ai défendu la position de la France insoumise. Une position raisonnée et raisonnable : l’accueil digne des migrants et donc l’ouverture des ports français à l’Aquarius ainsi que l’attribution du pavillon français à ce navire, la création d’un statut de réfugié économique et climatique, la régularisation des travailleurs·euses sans-papiers et dans le même temps s’attaquer aux causes des migrations pour en finir avec ces migrations forcées. Des causes dont les pays du Nord, notamment européens, portent l’essentiel de la responsabilité.

Guerre, libre-échange, réchauffement climatique

J’énumère alors les causes : les guerres auxquelles nous participons de près ou de loin ; le dérèglement climatique entièrement causé par le modèle productiviste qui bénéficie aux pays les plus riches ; et enfin, les accords commerciaux inégaux entre pays du Nord et pays du Sud. Pour illustrer et faire comprendre ce dernier point, je donne un exemple : sur le marché de Dakar, un poulet produit localement coûte plus cher que le poulet produit en Europe et dont le coût de production est compensé par des subventions. Résultat, l’agriculture locale s’effondre et il n’est plus possible de vivre de son travail…

Mon interlocutrice à ce moment-là ne répond rien et nous passons à la question suivante. Il est vrai que cet exemple a été abondamment cité par le rapporteur spécial de l’ONU sur l’alimentation Jean Ziegler. Par exemple, en octobre 2011, évoquant pour Courrier international son livre Destruction massive Géopolitique de la faim, il détaillait : « le dumping agricole : l’année dernière, les pays de l’OCDE ont versé 349 milliards de dollars à titre de subsides à la production et à l’exportation à leurs paysans. Résultat : sur n’importe quel marché africain, on peut acheter des fruits, des poulets et des légumes français, grecs, portugais, allemands etc. au tiers ou à la moitié du prix du produit africain équivalent. A quelques kilomètres de là, le paysan africain qui cultive son lopin de terre n’a pas la moindre chance de vendre ses fruits ou ses légumes à des prix compétitifs ».

 

Le libre-échange ou le poulet

Mais voici que Géraldine Woessner, journaliste pour Europe 1 et le Journal du Dimanche – dernière officine de propagande du gouvernement –, prise d’une passion d’exactitude un peu cocasse se met en tête de fact checker mes propos. Nous voici donc embarqués pour répondre à la question : « les accords de libre-échange nuisent-ils vraiment aux économies du Sud ? »… Euh, non. Mme Woessner si soucieuse de précision ne se pose pas cette question ; elle préfère se demander : « Le poulet vendu sur les marchés de Dakar vient-il de France ? » Il en résulte un article intéressant, édifiant même - mais hors-sujet - grâce auquel vous apprendrez que les Européens préfèrent les blancs de poulet et refourguent les « bas morceaux » au reste du monde et que le poulet français est interdit de séjour sur les étals sénégalais depuis plusieurs années, grippe aviaire oblige… Et me voilà dépeint subrepticement au mieux comme un exagéré au pire comme un malhonnête.

Merveille du journalisme de dernière génération ! Etre si rigoureux et sans préjugé, ne juger que des faits : voilà bien un service rendu à la démocratie, incontestablement ! C’est ce que croit Madame Woessner sans doute. Et pourtant… Avec son article elle illustre parfaitement ce qu’est devenu le journalisme quand il ne se contente pas de recopier les dépêches de l’AFP : un travail peut-être exact au centime mais, mais intellectuellement malhonnête en remplaçant toute vue d’ensemble, tout essai d’analyse par un détail monté en épingle, une pénible liste de « faits » énumérés sans se demander d’où ils proviennent ni ce qu’ils signifient.

« La lettre tue et l’esprit vivifie »

« La lettre tue et l’esprit vivifie ». Qu’on me pardonne de citer ici Paul de Tarse, que certains appellent St Paul, mais devant le mélange de mauvaise foi et de myopie qu’on m’oppose, comment ne pas penser à cette citation ? Pour illustrer un raisonnement je donne un exemple simple qui aide à la compréhension. Je ne me lance pas dans une étude de marché pour la filière avicole : tout le monde le sait. Je donne une image, comme un schéma présenté aux auditeurs. Madame Woessner ne voit rien de cela, elle préfère empêcher la compréhension en examinant le mot à mot de mon interview. Le pire, c’est qu’elle ne s’aperçoit même pas que son article finalement confirme mon propos : les inégalités entre pays du Nord et pays du Sud sont aggravées par la mondialisation libérale. En arriver à dire que les Européens se débarrassent sur le marché africain des morceaux qu’ils ne consomment pas et ne pas se rendre compte qu’il y a là un problème grave, que les relations de pouvoir entre les deux continents sont néfastes et injustes, quel aveuglement ! Pire, elle admet que ce sont les mesures de protectionnisme (face à la grippe aviaire) qui ont permis le développement de la filière aviaire locale.

Je ne veux même pas imaginer que ce soit de sa part une manœuvre politicienne. Il est vrai que le gouvernement est si isolé ces temps-ci qu’il faut être un peu naïf pour défendre son programme politique : l’Europe du libre-échange. Il l’a montré en laissant entrer en application l’accord CETA avec le Canada, alors que celui-ci bousille son environnement en exploitant les gaz et huile de schiste ; il l’a montré en acceptant d’appliquer l’accord JEFTA, avec le Japon, bien connu pour ses sanglantes pêches à la baleine qui menacent les espèces. Le gouvernement a fait tout ça sans jamais consulter le peuple français bien sûr…

 

Libre-échange et déficit alimentaire

Mais revenons à notre histoire africaine et répondons à la question que Madame Woessner n’a pas cru bon de poser : le libre-échange nuit-il aux agricultures des pays du Sud ?

Et bien sachez donc que les traités de libre échange voulus par l’Union européenne sont appelés Accords de Partenariat Economique, ou APE. Ces APE, les pays africains ont refusé longtemps de les signer. Le 3 février 2016, Muhammadu Buhari, président du Nigéria avait même affirmé devant le parlement européen que l’APE ruinerait l’économie de son pays. Le plus souvent c’est à la faveur de crises graves que l’Europe a monnayé son aide contre l’adoption de ces APE. Le premier grand pays signataire d’un tel accord est la Côte-d’Ivoire d’Alassane Ouattara. Le Nigéria, a finalement cédé, lui aussi pour obtenir un peu d’aide face à Boko Haram.

Dans le même temps le déficit alimentaire de l’Afrique de l’Ouest ne cesse de se creuser : sur la période 2000-2004, il était de 144 millions d’euros en moyenne. Il est passé sur la période 2013-2016 à 2,1 milliards d’euros. Aucun rapport avec ces traités, évidemment… L’UE a d’ailleurs toujours refusé de diffuser les études d’impact faites pour obtenir la ratification de ces APE, en avril 2008, avril 2012 et janvier 2016.

A supposer que la fin des barrières douanières bénéficie à l’export des produits africains, il ne compenserait jamais les pertes fiscales induites par ces accords. Des experts ont estimé que les pertes douanières pour l’Afrique de l’Ouest pourraient s’élever à plusieurs dizaines de milliards de dollars à horizon 2035.

Libre-échange et gaz à effet de serre

Quant au changement climatique que j’évoquais dans ma réponse à Léa Salamé, si l’export se développait, il participerait à l’augmentation de l’émission des gaz à effet de serre qui menace la planète au niveau global. Ces gaz sont bien sûr d’abord diffusés dans l’atmosphère par les grands pays industrialisés mais il n’est pas nécessaire d’aggraver les choses en exportant et important des denrées que l’Afrique et l’Europe sont capables de produire elles-mêmes.

Une sécheresse particulièrement dure a sévi l’année passée au Mali. Elle est à l’origine d’importants déplacements de populations qui ont ravivé les tensions qui étaient déjà si graves dans le centre du pays. Et ce n’est qu’un début. On estime qu’un réchauffement de 2°C devrait réduire les rendements agricoles de 10% en Afrique saharienne, alors que la population pourrait avoir doublé en 2050.

 

Agir contre les causes des migrations ou renoncer à la lutte

Il est donc impératif d’agir immédiatement sur la résolution de ces causes afin d’éviter des catastrophes humanitaires prévisibles. Voilà ce que mon argumentaire – forcément contraint par le temps – visait à démontrer. Voilà ce que les partisans du dogme libre-échangiste ne veulent pas entendre.

Nos pays dits développés ont mené pendant des décennies des politiques qui ont rendu invivables les pays du sud, conduisant à des drames humains et des migrations contraintes. Jamais, en internationaliste conséquent, je ne renoncerai à lutter pour vaincre le libre-échange qui organise la concurrence de tous contre tous, les politiques productivistes qui détruisent le climat et en finir avec les guerres. Nous devons agir pour qu’enfin personne ne soit obligé de partir de son foyer pour simplement rester en vie.

 

On comprend dans ces conditions qu’il vaille infiniment mieux quand on est une journaliste honnête et compétente ne pas montrer le tableau d’ensemble et se contenter de grossir démesurément un détail. C’est bien connu : montrez la lune à un journaliste, il parlera de votre doigt.

 

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